une tentative d'explication
Le 11 avril 2013, célébrera-t-on les 300 ans du traité d’Utrecht ? Conclu pour mettre fin à la guerre de succession d’Espagne et comportant, comme garantie multilatérale, la renonciation de Philippe V et de toute sa descendance à la couronne de France, il fut toujours ressenti par les royalistes comme une épine dans le pied de la légitimité. On crut pouvoir s’en débarrasser en affirmant que la renonciation n’était pas valide, car contraire aux lois fondamentales du royaume, ou en arguant que les guerres intervenues depuis lors entre les signataires du traité effaçaient automatiquement les engagements antérieurs des belligérants. Rien de cela n’est exact. Utrecht ne fait nullement obstacle à la succession de France par le chef de la maison de Bourbon, aujourd’hui le prince Louis. La légitimité aurait donc le plus grand intérêt à assumer Utrecht et à l’intégrer dans son argumentation plutôt que de se réfugier dans des arguties sans valeur juridique.
Les renonciations, de Philippe V et de sa descendance à la couronne de France, comme de Philippe d’Orléans et de sa descendance à la couronne d’Espagne, actes d’abord unilatéraux, furent valablement enregistrées, en Espagne par les Cortès, le 3 décembre 1712, et en France par le parlement de Paris, le 15 mars 1713. Elles furent, quatre semaines plus tard, annexées aux conventions d’Utrecht dont elles avaient permis la conclusion. Aucun vice de forme ne peut leur être reproché. Leur enregistrement en droit national, préalablement à leur inscription comme clause d’un traité, peut s’analyser comme une forme de ratification par avance, ne donnant que davantage de poids à l’acte final. Les renonciations contredisent certes les lois fondamentales du royaume. Mais, dès cette époque, il était généralement admis par la doctrine que les normes de droit international l’emportaient nécessairement sur celles de droit interne, quel que fût leur rang. Faute de quoi, aucune convention internationale n’eut été possible et l’Europe aurait vécu en état de guerre permanent. On peut se reporter à cet égard aux travaux des juristes de l’époque qui faisaient autorité dans le sillon de Grotius, tels que l’abbé de Saint-Pierre, auteur d’un Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713-1717) et, surtout Emer de Vattel, dans Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains (1758). On a beaucoup dit que les juristes, français comme britanniques, de l’époque, jugeaient les renonciations non valides. En vérité, ils les regardaient comme inapplicables en cas d’extinction de la branche aînée des Bourbons et de transmission du droit de succession au roi d’Espagne, qui n’avait alors nulle intention, dans cette hypothèse, de se considérer comme tenu par Utrecht. Mais, par-dessus tout, l’invalidité de la clause d’un traité ne peut se présumer ; affirmer la nullité des renonciations d’une façon purement académique ou professorale est ainsi dépourvu de toute portée : la nullité d’un acte en droit n’a d’effet que si cet acte est dénoncé selon la voie diplomatique ou déclaré nul par une juridiction internationale. Ce qui ne fut évidemment pas le cas. Enfin, selon les juristes internationaux interrogés, si la Cour internationale de Justice avait à se prononcer sur les renonciations annexées au traité d’Utrecht, le plus probable, et de très loin, serait la confirmation de leur validité, que n’entache aucun vice de forme ni de fond. Certains légitimistes ont fait valoir que si, à la rigueur, Philippe V pouvait renoncer pour lui-même, il ne pouvait le faire pour ses descendants, car on ne saurait stipuler pour autrui. Cet argument n’est pas davantage recevable car il s’agit d’une règle exclusivement de droit civil, inopérante en droit international. Par son acte, Philippe V a engagé sa parole de souverain, c’est-à-dire celle de l’Espagne. Ses successeurs ne sauraient la méconnaître, de même qu’un changement de gouvernement dans un pays ne saurait remettre en cause les engagements d’État pris par les gouvernants antérieurs. Enfin, la survenance ultérieure de guerres entre les signataires d’un traité n’emporte nullement, contrairement à une idée reçue, annulation de leur signature internationale antérieure. L’ONU a publié en 2005 une étude très complète sur cette question. Elle conclut que, en règle générale, les conflits armés ne mettent pas fin aux traités existants : tout au plus en suspendent-ils l’application durant les hostilités et peuvent-ils, lors de la négociation d’un nouveau traité de paix, provoquer une remise en question d’accords antérieurs, mais toujours de façon explicite. Or, jamais la question des renonciations ne fut réévoquée à l’occasion des nombreux traités que la France et le Royaume-Uni conclurent postérieurement à 1713.
On aurait pu considérer que les renonciations d’Utrecht modifiaient, par elles-mêmes, la loi fondamentale du royaume de France. L’assemblée constituante en débattit virulemment en septembre 1789 et apporta une réponse négative. Les juristes anglais avaient déjà adopté le même point de vue : les renonciations constituaient un moyen (un « expédient » disait-on alors) pour mettre fin à une guerre et pour s’assurer que, jamais, les couronnes de France et d’Espagne ne se poseraient sur la même tête. Rien de plus, rien de moins. On pensait surtout que la question ne se présenterait pas avant longtemps et, en tout cas, pas avant que les protagonistes de 1713 eussent tous disparu. Elle ne fut en effet soulevée qu’en 1883 avec la mort sans enfants du comte de Chambord. La loi salique désignait Don Juan, son plus proche cousin. Il y a fort à parier que si celui-ci avait conservé un lien étroit avec la France et n’était pas apparu, d’une part, comme totalement désintéressée à la chose publique, d’autre part comme l’héritier du carlisme, tout entier tendu vers la question de la légitimité en Espagne, on l’eut probablement regardé comme le successeur d’Henri V. C’est bien moins la nationalité espagnole qui l’aurait handicapé que l’absence totale d’implication dans la vie de la France. Le droit à la couronne constitue un statut davantage qu’un droit. C’est pourquoi il est inaliénable autant qu’incessible et qu’on ne peut lui opposer, quoique séduisante, la formule de l’historien Jean Favier : « Quand on a vendu la maison de famille, peut-on continuer de la léguer à ses enfants ? » Le parlement de Paris aurait-il d’ailleurs aussi facilement enregistré les renonciations s’il avait seulement soupçonné qu’elles pussent emporter la moindre conséquence sur les lois fondamentales du royaume dont il se considérait comme le gardien selon une tradition maintenue sans changement depuis plus d’un siècle ? Dans son Traité de la souveraineté du roi, publié en 1632, Cardin Le Bret avait déjà théorisé cette compétence des magistrats, « garants des lois du royaume ». Sa conception fut reprise et précisée, postérieurement à Utrecht, par Louis-Adrien Le Paige, dans ses Lettres historiques de 1753 et 1754, approuvées par le dauphin fils de Louis XV : « toute l’autorité du Parlement consiste à ne jamais rien enregistrer qui soit contraire aux lois du Royaume ». Durant les décennies qui s’accumulèrent par la suite, la renonciation de Philippe V paraissait d’ailleurs compter pour si peu en face de la règle de succession dynastique que le comte de Paris tenta, à la veille des funérailles du comte de Chambord, le 3 septembre 1883 à Goritz, de faire signer à Don Juan et à ses deux fils, Don Carlos et Don Alfonso, un renouvellement de l’acte de Philippe V, s’attirant en réponse une des formules qui résume le mieux l’intangibilité des principes : « Je ne sais pas encore si nous avons des droits à la couronne de France ; si nous n’en avons pas, il est ridicule de signer cette déclaration ; et si nous avons, ces droits sont des devoirs, on ne peut les abdiquer ». Car renoncer n’est pas abdiquer. Accepter de ne pas exercer un droit afin d’assurer la paix de l’Europe n’implique pas de l’abandonner et encore moins d’en nier l’existence. Si Utrecht a bien une incidence internationale indiscutable, il n’en a aucune en droit interne, laissant intacte la loi de succession au trône, pour la simple raison qu’un traité ne saurait, par lui-même, modifier une Constitution. A telle enseigne que celle de 1958, dans son article 54, a réservé les hypothèses selon lesquelles un traité serait contraire à la Constitution, exigeant pour que celui-ci soit ratifié que celle-là soit préalablement modifiée. C’est notamment pourquoi la France ne se rallia que tardivement, en 1980, la Convention de Vienne sur le droit des traités, conclue en 1969 et stipulant que les clauses d’un traité sont de valeur supérieure aux lois internes d’un État, y compris les lois constitutionnelles (cf.loi Pinel avec L'EU). Or une jurisprudence constante du Conseil d’Etat considère que la validité d’un engagement international s’apprécie au moment de sa signature et non de son application. Nous nous trouvons ainsi en face d’un conflit entre deux normes juridiques, dont il est a priori impossible d’affirmer que l’une l’emporte sur l’autre mais que les moyens juridiques actuels, incontestés et stabilisés, permettent de surmonter. Les légitimistes peuvent désormais accepter, et mieux : assumer Utrecht, plutôt que de tenter de l’évacuer avec embarras.
Il s’agit d’abord d’une question d’honneur et de cohérence. Car on ne saurait, à la fois, fonder le principe de légitimité sur la lignée dynastique et, dans le même temps, considérer commun nul et non avenu les engagements pris par ceux qui se situent à la base de cette lignée. En d’autres termes encore, le roi ne saurait ni renier la parole de ses ancêtres, ni manquer à celle de la France vis-à-vis de l’Europe. Plutôt que de considérer Utrecht comme un handicap pour la légitimité, mieux vaudrait l’assumer puisque ses clauses ne modifient pas les règles de succession dynastiques. Sur le plan du droit, il est aisé d’ « en finir avec Utrecht ». Car nous sommes en face d’un conflit de normes des plus classiques : d’un côté une norme de droit interne, loi fondamentale du royaume, de l’autre un engagement international, qu’il serait stérile, comme nous l’avons vu, de tenter de hiérarchiser. Il ne s’agit pas de déterminer qui est le chef de la maison de Bourbon : personne, pas même dans les milieux dits orléanistes, ne conteste qu’il s’agit du prince Louis, aîné des capétiens. Il s’agit de savoir qui, dans l’hypothèse d’une restauration monarchique, serait sollicité pour accéder au trône en tant que chef de la maison de France. Notons au passage que la question ne se pose que dans le cadre d’une restauration de la légitimité puisque, hors de celle-ci, on peut parfaitement imaginer soit le rétablissement de la monarchie de Juillet, et donc le recours au comte de Paris, soit un deuxième appel à l’Empire, l’héritage devant alors être éclairci entre les différents prétendants bonapartistes, soit enfin, pour épuiser la série, la création d’une monarchie ex nihilo faisant appel à n’importe quel « Machin premier ». Une restauration de la légitimité devrait donc, en tout premier lieu, apurer la question des engagements d’Utrecht. La consultation, aujourd’hui, du fichier des conventions internationales en vigueur, scrupuleusement tenu par les services du ministère des Affaires Étrangères, ne mentionne les stipulations du traité d’Utrecht qu’à deux titres : la délimitation de la frontière entre la Savoie, qui servit de base à la détermination des deux départements français créés en 1860, et le royaume de Piémont (soit l’actuelle frontière entre la France et l’Italie) et le partage des zones de pêche au large de Terre-Neuve. Cela signifie-t-il que toutes les autres clauses du traité seraient devenues caduques en vertu du principe rebus sic stantibus1 ? Les juristes consultés estiment que s’il y a bien lieu d’appliquer le principe en l’espèce, ce même principe ferait renaître les clauses regardées comme devenues sans objet du fait de l’institution de la république : en cas de restauration, les clauses relatives à la succession monarchique reprendraient ipso facto vigueur, n’étant que suspendues faute d’effet opératoire et non annulées ou invalidées en droit. C’est donc sur le terrain diplomatique que réside la solution. Dans l’hypothèse d’une restauration monarchique, trois possibilités s’offrent aux représentants de la souveraineté française : ignorer purement et simplement le traité ; en dénoncer la clause portant sur la succession à la couronne ; ouvrir des négociations avec les puissances signataires. Ignorer le traité ne devrait guère soulever de problème pratique : on imagine mal le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Italie ou l’Espagne déclarer pour ce motif la guerre à la France. Mais, il serait évidemment plus correct, surtout lors des premiers pas d’un nouveau régime et compte tenu du rapprochement continu des nations européennes depuis la signature du traité de Rome en 1957, de respecter la parole de la France et ne pas chercher à « inaugurer un règne réparateur par un acte de faiblesse ». Notifier aux partenaires de la France sa décision de dénoncer les renonciations est évidemment bien préférable : il serait alors facile de faire observer aux puissances que l’objectif historique de séparation des couronnes de France et d’Espagne, maintenant garantie par la séparation des familles royales des deux pays, rend inutile la clause de renonciation. La solution la meilleure consiste cependant à proposer l’ouverture de négociations afin de réviser le traité. On pourrait ainsi proposer une formule nouvelle de renonciation croisée pour le cas où l’une des deux branches des Bourbons viendrait à s’éteindre, les Bourbons d’Espagne étant alors déclarés inaptes à la succession de France et de même les Bourbons de France à celle d’Espagne dès lors que leur droit dynastique subsiste dans leur royaume d’origine. Dans ce cas, il conviendrait d’achever le travail commencé à Utrecht et sur lequel la Constitution de 1791 n’avait pas osé trancher : compléter la loi fondamentale du royaume en inscrivant le principe de non cumul des deux couronnes, un exercice bien moins laborieux que l’exhumation de la prétendue lois salique en 1328...
crédit: Daniel de Montplaisir